C’est ce soir la première de Tartarin sur les Alpes. Et c’est, cette année même, le cinquantenaire de Tartarin. Voilà cinquante ans que la fantaisie d’Alphonse Daudet a conçu le héros de Tarascon et ses aventures. Et n’allez pas croire que je fasse confusion ou erreur. Je sais parfaitement bien que Tartarin de Tarascon n’a paru qu’en 1872. Mais neuf ans plus tôt, en 1863, Alphonse Daudet, alors tout jeune débutant dans les lettres, avait déjà écrit et publié un conte où se reconnaissent toutes les grandes lignes et maint détail du futur roman.
Ce conte avait alors paru dans le Figaro et le Figaro l’a réimprimé samedi dans son supplément littéraire. Quelle lecture instructive ! Nous ne la recommandons pas seulement aux curieux de l’histoire littéraire. Ce sont les esprits qu’intéresse le mystère de la production artistique que nous supplions de s’arrêter un instant sur le cas de Tartarin.
Dieu sait avec quelle abondance de dons était venu au jour Alphonse Daudet ! Toutes les fées de la littérature s’étaient réunies autour de son berceau. Il y avait la fée de la poésie, il y avait celle du conte. Il y avait la fée qui donne de l’esprit et celle qui rend capable d’émouvoir. Clio elle-même, muse plus sévère, s’était dérangée : grâce à elle, le pénétrant observateur, le romancier de Numa Roumestan et du Nabab devait tracer plus tard de larges fresques historiques, devenir le peintre de la société française. Sensibilité, imagination, style : tout ce qu’un écrivain peut apporter d’inné, Alphonse Daudet le possédait au plus haut point. Il avait tout ce qu’on peut rêver de mieux en fait d’aptitudes et de talent naturel. En un mot, il avait du génie. C’est pourquoi sa précocité avait été extraordinaire. Eh bien ! ce favori des Muses n’en a pas moins eu besoin de travail, de réflexion, de temps et d’expérience pour donner des chefs-d’œuvre. Ce beau fruit a eu besoin de mûrir. Et c’est ce qu’on aperçoit clairement à comparer les deux Tartarins.
Dès 1863 – et Alphonse Daudet était né en 1840 – la figure du héros tarasconnais s’était offerte toute vive à l’imagination du romancier. Le jeune écrivain s’était nettement représenté son personnage à demi caricatural. Il avait déjà inventé presque tous les épisodes qui étaient destinés à devenir célèbres : la chasse aux casquettes, l’expédition chez les « Teurs », la chasse au lion aveugle… En quelques colonnes de journal, tout le roman est là.
Seulement, c’est le roman tout nu. C’est l’enfant trouvé qui tremble de froid et qui a besoin d’être réchauffé et surtout d’être habillé.
Preste et, l’imagination du débutant qui s’appelait Alphonse Daudet était cependant encore indigente. Il y avait de la gaucherie dans l’exécution. L’écrivain n’était pas très sûr de lui-même, sa phrase tournait court, le développement s’arrêtait au moment le meilleur et la verve ne se soutenait pas, ou bien, au contraire, foisonnait le détail inutile. Il faut lire les mêmes épisodes dans le conte et dans le roman : ce sont deux mondes. On ne discerne guère qu’une ressemblance, quelque chose comme l’air de famille qui rattache l’ébauche à l’œuvre parfaite. Croiriez-vous qu’Alphonse Daudet avait commencé par nommer son héros Chapatin ? Il y a, entre l’essai de 1863 et la réussite de 1872, toute la distance qui sépare ce Chapatin modeste et timide du triomphal Tartarin.
Inutile de pousser la comparaison chapitre par chapitre et de montrer comment, au cours des années, Chapatin s’est enrichi, comment ses aventures se sont élargies. Mais admettons que le conte primitif fût resté anonyme, qu’on l’eût retrouvé un beau jour sans savoir à qui en attribuer la paternité : et quelque comptable de la critique se fût peut-être empressé de crier au plagiat. Comme si Tartarin, tout en reposant sur l’invention de Chapatin, n’était pas tout de même un ouvrage bien différent de Chapatin ! Alphonse Daudet eût rencontré ce Chapatin rudimentaire et voué à l’oubli dans l’œuvre d’un autre qu’il eût eu mille fois raison de le reprendre pour en faire Tartarin. C’est un admirable exemple à l’appui de la véritable théorie du plagiat telle que M. Anatole France l’a développée jadis dans sa Vie littéraire.
Mais surtout, c’est aux jeunes gens que nous aimerions à offrir la leçon de Chapatin. O débutants trop pressés qui voulez tout de suite écrire des romans, de grandes machines, méditez l’enseignement discret que Chapatin vous dispense. Le plus brillant, le mieux doué des conteurs de son temps n’a réussi que dans l’âge mûr à mettre en pleine valeur la floraison de son adolescence. Il lui a fallu la vie, le temps, le labeur. Il lui a fallu l’expérience du métier littéraire. O jeunesse, souviens-toi de Chapatin qui conseille l’assiduité et la patience.
L’Action française, 26 juin 1913.