Il n’est pas rare que l’homme s’abuse sur sa vocation véritable et soit l’ennemi de lui-même. Il n’est pas rare non plus que ceux qui ont suivi leur vocation cherchent et se trompent avant de découvrir le meilleur emploi du talent avec lequel ils sont nés. Boileau l’a dit dans un vers admirablement frappé qui est d’un grand psychologue :
Rarement un esprit ose être ce qu’il est.
Mais pour oser être ce qu’on est, il faut se connaître soi-même et l’on sait depuis toujours que c’est une grande difficulté. De là vient que tant d’écrivains hésitent et perdent du temps avant de trouver leur voie. Encore arrive-t-il que d’autres ne la trouvent jamais.
Sainte-Beuve offre un exemple de ces tâtonnements. Voyez les étapes de sa carrière. Il a cru d’abord qu’il était poète, l’égal, l’émule de Lamartine et de Hugo. Il a rimé, et ses vers ne sont pas négligeables. Ce sont surtout les vers d’un homme très intelligent que les Poésies de Joseph Delorme, les Consolations, les Pensées d’Août. On a même pu dire que des parties de Baudelaire sortaient de ces recueils. Des parties de François Coppée en sortent aussi, car, au total, la muse de Sainte-Beuve manque de souffle et son vol est court.
Sainte-Beuve s’est cru encore romancier et il a écrit Volupté, mais avec un tel effort qu’il n’a plus recommencé cet exercice. Volupté est peut-être un des romans les plus étranges et les plus chargés de sentiments et de pensées parmi tous ceux du dix-neuvième siècle. Et c’est un livre de haute classe, parce qu’un écrivain comme celui-là met sa marque sur tout. Cependant Sainte-Beuve ne fut pas un romancier.
Au temps où il s’essayait dans le lyrisme et dans la littérature d’imagination, il a cru aussi qu’il était né pour la critique créatrice.
À l’école romantique, il a voulu donner des principes et des lois. Il a voulu en être le guide et l’animateur. Or, pour la « défense et illustration » du romantisme, qu’a-t-il écrit ? Suivant sa pente naturelle et inconsciente, un ouvrage d’histoire littéraire, une évocation du passé, le Tableau de la poésie française au seizième siècle. De même, plus tard, ce sera Chateaubriand et son groupe littéraire. Sainte-Beuve est né historien. Il a le tour d’esprit historique, Et le jour où il s’attache au jansénisme, à ce puissant mouvement d’idées qui court sous la France du siècle comme une protestation contre Louis XIV, c’est encore sous la forme de l’histoire qu’il conçoit son Port-Royal.
Qu’il ait le tour d’esprit historique, c’est à peine si Sainte-Beuve le sait. Il ne le saura jamais pleinement. Il se croira un critique littéraire et il serait excessif de dire qu’il ne l’a pas été. Mais enfin, il l’a été assez peu. Que sa critique soit « subjective », qu’elle manque de principes, que Sainte-Beuve suive ses humeurs et ses goûts au lieu de suivre des règles, ce n’est pas ce qui importe. Il n’importe même pas que sa critique ait été médiocrement clairvoyante et que ses jugements, très sûrs quand ils s’appliquent aux livres d’autrefois, aient été si incertains pour les œuvres nouvelles. On est parfois surpris de l’estime où il paraît tenir des auteurs de son temps qui n’ont rien laissé et dont le nom même a péri. Il a été rarement heureux quand il a essayé de découvrir ou de pressentir le talent et, pour tout dire, ses palmarès ont l’air rédigés au hasard.
Au fond, il n’est à l’aise que dans le passé. C’est à décrire et à raconter qu’il excelle. Surtout, il est sûr de lui-même quand il s’agit d’expliquer. Aussi ses études littéraires avaient-elles pris tout de suite la forme de « portraits littéraires ». C’est le titre qu’il leur avait donné.
Et le portrait était devenu une « monographie », où l’auteur, son milieu et son temps occupaient toute la place. C’est ce que Ferdinand Brunetière a exprimé en termes très justes : « Il semble déjà que, dans la nature de ses impressions personnelles, la curiosité de connaître les conditions des œuvres tienne plus de place que la satisfaction d’en découvrir les défauts, que le besoin de les juger ou même le plaisir d’en jouir. Et ainsi, d’une critique purement subjective, se dégage et déjà se détache une critique psychologique dont la tendance est de subordonner l’étude ou l’examen des œuvres à la connaissance des auteurs et de la manière dont ils ont vécu. »
La connaissance des auteurs : peut-être serait-il plus juste de dire connaissance des hommes. C’est la grande étude qui a occupé Sainte-Beuve. Il l’a poursuivie avec cette « curiosité » que discernait très bien Brunetière et qui a été vraiment insatiable. Alors, peu à peu, le champ de ses investigations s’est élargi. Ce n’est plus seulement aux écrivains que Sainte-Beuve a été attentif. Par le biais de la littérature, chefs d’État, hommes politiques, diplomates, militaires, sont entrés dans sa galerie. Ses Lundis et ses Nouveaux lundis sont devenus un vaste répertoire où l’on trouve toutes les figures de la France moderne, les éléments d’une histoire de la France depuis le seizième siècle jusqu’au commencement du dix-neuvième, en sorte qu’on a pu appeler ces recueils, par un mot d’un rare bonheur, « un herbier d’hommes ».
Cette activité d’analyste, de biographe, de collectionneur de documents humains, personne ne l’a mieux saisie que M. Charles Maurras dans une page que nous allons citer :
« Dans les vingt-cinq ou trente années dernières de sa vie, l’admirable vieillard (Sainte-Beuve) entre, pénètre, s’insinue, agile et puissant comme un dieu, dans chaque repli des idées et des affaires ; il s’égale aux moindres détails ; il en dresse des états aussi minutieux que brefs ; il se renseigne exactement, nous renseigne avec abondance ; il éclaire mille difficultés d’histoire par des chefs-d’œuvre de biographie. Peu à peu se dispose dans son esprit comme un Musée de la vérité partielle. Sans étiquette de politique ou de religion, il note ce qui est, tout ce qui est, comme il le perçoit, de son style paisible, honnêtement gracieux, mais substantiel et vivant, où tout conspire à peindre et à faire sentir. » Sainte-Beuve historien est là tout entier.
D’où est venu à Sainte-Beuve ce goût de l’histoire, goût longtemps recouvert par d’autres travaux, d’autres habitudes et qui a fini quand même par percer ? On le comprend mieux quand on sait que les racines de Sainte-Beuve plongent dans le dix-huitième siècle.
La loi de continuité a été mal dégagée dans l’évolution intellectuelle de la France. Nous sommes trop enclins à voir partout des « périodes » et des coupures. Ces divisions, commodes pour le classement et l’enseignement, ont une grande part d’arbitraire. Les générations ne changent pas tout d’une pièce. Elles ne forment pas des blocs. Elles se pénètrent les unes les autres. De même que la Révolution française en politique, le romantisme en littérature apparaît, d’un point de vue superficiel ou scolaire, comme une rupture totale avec le passé. Mais la Révolution a été faite par des hommes dont les idées s’étaient formées sous l’ancien régime. Il y avait encore sous la Restauration des contemporains de Louis XV. Et les romantiques eux-mêmes n’auraient pas réagi si fort contre le dix-huitième siècle s’ils n’en avaient reçu l’empreinte, s’ils ne l’avaient connu et subi par leurs maîtres qui en sortaient, qui en avaient gardé l’esprit.
On a pu en relever des traces chez Lamartine et chez Vigny. Et peut-être Hugo, après avoir, dans sa jeunesse, nié avec violence la philosophie des Encyclopédistes, a-t-il, dans la seconde partie de sa carrière, soutenu éperdument le dogme du progrès par un retour aux idées qu’il avait trouvées à l’école et chez ses parents. Du reste, le dix-huitième siècle est double, comme presque tous les siècles. Il a une tendance rationaliste avec Voltaire, une tendance sentimentale et mystique avec Rousseau, et chacun peut y trouver ce qu’il veut.
Il ne faut pas oublier que Charles-Augustin Sainte-Beuve était né en 1804. Il ne faut pas oublier non plus qu’il avait été élevé dans une ville de province. Là les idées vont lentement et sont en retard sur Paris. Boulogne-sur-Mer, ville natale du critique, avait alors pour illustration M. Daunou que nous ne connaissons plus guère que par la rue qui porte son nom. Daunou savait beaucoup de choses. Son goût était celui d’autrefois, et, ce qui dira tout, il avait écrit un livre sur l’influence de Boileau dans la littérature française. Il aimait surtout l’histoire et il avait écrit sur divers sujets historiques des ouvrages estimés. Il causait souvent avec le jeune Sainte-Beuve, il protégea ses débuts, il les guide même et c’est lui qui donna l’idée du Tableau de la poésie française au seizième siècle ; le manifeste l’école romantique a eu pour parrain un admirateur de Boileau.
Les conversations de Daunou ont eu sur Sainte-Beuve une influence qui s’est retrouvée un jour. Daunou était peut-être une assez vieille perruque. Il a transmis à son jeune compatriote le sens des classiques. Il lui en a versé le suc. De bonne heure, Sainte-Beuve a su que l’étude et la connaissance de l’homme étaient la plus riche des matières. C’est à elles que son intelligence et sa curiosité se sont appliquées.
Grâce à cette direction imprimée à son esprit, il a pu donner à la critique une ampleur qu’elle n’aurait pas eue si elle en était restée au seul point de vue de la littérature. C’est ce qui a mis Sainte-Beuve hors de pair. C’est ce qui fait que son nom a brillé d’un éclat si vif et qu’il grandit à mesure que passe le temps.
Les seize volumes des Lundis, les treize volumes des Nouveaux lundis forment un vaste répertoire où ne manque presque aucune des grandes figures ou des figures marquantes de la société française depuis la Renaissance jusqu’à la Restauration et même au-delà. Un ouvrage d’érudition, la publication de mémoires, c’est pour Sainte-Beuve l’occasion de fouiller une vie et de jeter la lumière sur une époque. Du détail biographique naît l’explication des grands événements. Sainte-Beuve va du simple au composé, du particulier au général. Il procède par touches et par retouches, par une sorte d’investissement de la réalité psychologique et de la vérité humaine. Un seul exemple : le seizième siècle a pour drame les guerres de religion. Ce grand conflit du catholicisme et du protestantisme, il l’observe à travers Montluc, d’Aubigné, Étienne Pasquier, La Boétie, Sully, Henri IV. Et, à la fin, de l’accumulation des faits observés et des traits recueillis, ce qui se dégage, c’est une vue d’ensemble, une philosophie, on peut même dire la clef de cette vaste confusion.
On en croira peut-être un homme qui a cherché à comprendre notre histoire nationale avant de l’écrire et qui, à cette fin, a lu un grand nombre de livres. Les historiens de métier ne se donnent pas toujours beaucoup de mal pour trouver les causes des événements qu’ils racontent. Il y a dans notre histoire de larges portions vagues ou obscures. Là, tout s’embrouille. On ne discerne plus ni les mobiles des hommes ni les raisons de leurs actes. Il semble que l’intelligence et l’analyse aient abdiqué devant un enchevêtrement d’incohérences. Celui qui, malgré tout, cherche à se rendre compte, finit par désespérer d’apercevoir la lumière. Alors, il est bien rare que si l’on cherche dans quelqu’un des portraits qu’a écrits Sainte-Beuve pour le moment dont on s’occupe, le fil d’Ariane ne se présente pas. À qui veut éclairer les taches d’ombre qu’on rencontre dans notre passé, je me permets de donner un conseil, c’est d’avoir les Lundis sous la main, et de recommander une méthode de travail, c’est, devant un fait qui partout ailleurs est inintelligible, de chercher, à la table des Lundis, un personnage qui y ait été mêlé.
Et c’est un grand regret, sans doute, que Sainte-Beuve n’ait pas occupé sa vie à composer une histoire de notre pays, après en avoir tracé cent esquisses. Son histoire eût été la plus réaliste, la plus pénétrante, la plus compréhensive. Elle eût offert plus de régularité, quoique avec moins de fulguration, autant d’intuitions que celle de Michelet. Elle n’eût jamais versé dans le parti pris et dans le système, dans le romanesque et le faux.
Mais les grandes synthèses n’étaient pas du goût de Sainte-Beuve. Ce n’était pas sa méthode. Du moins par son patient et subtil travail a-t-il réuni les matériaux indispensables à une vue historique d’ensemble qui n’est possible que moyennant des éclaircissements répétés. On peut appeler son œuvre critique, dont l’élaboration a duré vingt-cinq ans, une approximation de l’histoire de France. Calculez le manque à gagner si Sainte-Beuve avait usé son temps et ses forces à quelque sujet ingrat, lointain, et, somme toute, stérile, à quelque grand devoir d’école, à quelque thèse, comme l’Histoire de la littérature anglaise et l’Histoire du peuple d’Israël où Taine et Renan ont dépensé quelques-unes de leurs plus belles années avec un profit inégal à leur labeur. Dans le travail de Sainte-Beuve qui semble décousu, dispersé, fragmentaire, il y a, au fond, plus de véritable unité.
Ce qui fait de Sainte-Beuve un historien, c’est qu’il est un psychologue. Étant un psychologue, il va droit aux sentiments et aux idées. Il en découvre le jeu. Il atteint ainsi les ressorts intimes de la politique qui est faite par des hommes et qui ne peut se comprendre que si l’on en possède les éléments humains.
Voilà comment, par de simples études biographiques, Sainte-Beuve arrive à projeter la lumière sur les parties les plus confuses de notre histoire, car c’est presque uniquement à la France qu’il s’est attachée et nul n’a étudié comme lui le type français sous toutes ses formes. Son histoire est une véritable histoire naturelle. Elle n’est pas destinée à prouver. Elle décrit et elle explique. Elle est affranchie de tout préjugé. Elle n’a pas de parti. Elle est toujours en pleine réalité parce qu’elle est en pleine liberté.
Elle y est d’autant plus que Sainte-Beuve tenait la clef d’or. Ce grand observateur savait que l’homme, à toutes les époques et dans tous les siècles, se ressemble, qu’il a les mêmes passions, qu’il raisonne et qu’il se comporte de la même manière dans les mêmes cas. C’est le point capital. Hors de là, il n’y a qu’erreur et fantaisie. Sainte-Beuve parle des guerres de religion et de Henri IV, de la Fronde et de Louis XIV, de la Révolution et du 18 Brumaire comme il parlait à ses amis des journées de Juin et du 2 Décembre. Il a résumé sa philosophie d’un mot à la fois clair et profond et qui devrait servir de guide et de maxime à tous les historiens : « Nous nous imaginons toujours volontiers nos ancêtres, disait-il, comme étant à l’enfance des doctrines et dans l’inexpérience des choses que nous avons vues ; mais ils en avaient vu eux-mêmes et en avaient présentes beaucoup d’autres que nous avons oubliées. »
Ce n’est pas à l’école de Sainte-Beuve qu’il faut aller si l’on veut continuer à croire que l’humanité date d’hier, qu’elle est différente aujourd’hui de ce qu’elle était autrefois, et que 1789, les chemins de fer ou le téléphone l’ont transformée. Ce n’est pas lui qui permettra non plus de penser qu’avant la Révolution les Français étaient un peuple soumis ou craintif devant l’oppression qui est devenu tout à coup réfractaire et indocile. Sainte-Beuve sait très bien que le désordre n’est pas nouveau, qu’il a toujours eu les mêmes possibilités, qu’à maintes reprises il a ravagé la France, créant d’ailleurs un besoin d’ordre qui, tôt ou tard, finit par s’imposer.
Sainte-Beuve n’aimait pas le désordre et c’est ce qui a fait dire qu’il était réactionnaire. Il l’était en ce sens qu’il n’aimait pas les destructeurs et qu’il regardait les révolutions comme nuisibles au progrès et peu propices aux travaux de l’intelligence. Il a remarqué un jour que la Révolution de 1830 elle-même, qui semble avoir causé si peu de perturbations, n’avait rien valu pour la littérature, parce qu’elle avait brisé la société qui, sous la Restauration, avait commencé à se reformer. Il voyait dans l’autorité un principe tutélaire. Il eût été de ces gens de lettres qui rendirent plus facile le 18 Brumaire en donnant leur caution à Bonaparte. Et s’il ne collabora pas au coup d’État du neveu comme Rœderer, Volney et Arnaud avaient collaboré au coup d’État de l’oncle, il accueillit le 2 Décembre avec plaisir et devint sénateur de Napoléon III.
Sainte-Beuve, qui n’a jamais eu beaucoup de goût pour Voltaire, serait cependant tombé d’accord avec l’auteur de Candide que l’homme est fait pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui. C’est à peu près le rythme de l’histoire. Ce rythme rend compte des révolutions et des guerres. Les hommes se lassent de tout, même du calme, de la prospérité et de la paix.
Ce sont des biens qu’ils apprécient trop tard, quand ils les ont perdus. Alors, dans les « convulsions de l’inquiétude », ils aspirent à retrouver l’ordre et la tranquillité. L’espèce humaine sait rarement où elle est bien. Elle s’est plainte de son sort à presque toutes les époques, c’est-à-dire qu’elle s’est plainte d’elle-même. Lorsqu’elle s’est dite heureuse et contente, c’est que, sortant d’une longue misère, elle comparait sa félicité relative aux angoisses et à la détresse de la veille. Telle est la philosophie que Sainte-Beuve, avec un art qui suggère et n’insiste pas, tirait des annales de l’humanité et de l’expérience des générations antérieures.
Peut-être reconnaîtra-t-on que cette philosophie s’applique aux temps que nous vivons et qu’elle s’y applique avec une exactitude singulière plus d’un demi-siècle après la mort de Sainte-Beuve, dont l’œuvre est toute jeune d’actualité parce qu’elle baigne dans l’eau de Jouvence de l’histoire.
Quelques Figures, 1926