Tout ce qu’on voudra, mais ne plus douter que les bolcheviques et l’Allemagne ne font qu’un.
Oui, jusqu’à présent, dans la confusion gigantesque de la Russie, on pouvait se demander quelle était la part de la sincérité chez Trotsky et chez Lénine. On pouvait se demander si, les circonstances et les coups aidant, ils n’en viendraient pas à nationaliser plus ou moins leur pouvoir. Sept mille gardes rouges ont été fusillés sans autre forme de procès dans la Finlande germanophile. Il y a de quoi retourner les idées des théoriciens les plus têtus. Rien n’y a fait. Et, dans l’espace de quarante-huit heures, il s’est révélé par deux fois que le maximalisme était un auxiliaire conscient de l’Allemagne.
Il y a eu d’abord l’annexe secrète au traité de Brest-Litovsk par laquelle les bolcheviks abandonnent aux Allemands l’exploitation territoriale et économique de la Pologne, se réservant, pour leur compte, d’y propager l’anarchie. Et il y a eu ensuite le décret de Trotsky, dénonçant et menaçant « l’impérialisme » des Alliés, pour mieux aider l’armée germano-finlandaise, fusilleuse de gardes rouges, à couper la route d’Arkhangel et de Kola, — la seule voie de communication qui subsiste pour nous avec la Russie.
Dans ce qui fut l’Empire russe, la politique de l’Allemagne est à base de mépris pour le slavisme. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Les Allemands procèdent comme s’ils étaient au centre de l’Afrique, et n’attachent pas plus d’importance aux idées réactionnaires ou révolutionnaires que s’il s’agissait de tribus nègres vivant soit en communauté, soit sous un roitelet. L’Allemagne oppose ou combine, selon les cas, et selon son intérêt, les tendances contraires. Pour le moment, elle fait marcher de front le gouvernement des blancs et une tentative de monarchie en Finlande, le maximalisme en Grande Russie et la dictature de l’hetman Skoropadski en Ukraine, sans compter de multiples expériences dans les petites républiques qui foisonnent au Caucase et le long de la mer Noire.
C’est de l’impérialisme sans doctrine. L’absence de tout esprit doctrinaire permet à la politique allemande ces retournements brusques et cyniques, – un cynisme que les Alliés n’ont pas, ne voudront jamais avoir et qu’ils auraient grand tort, à tous les égards, d’imiter, car il n’est pas dans leurs cordes. Mais c’est ce qui explique tant de désagréables surprises et de déceptions éprouvées par eux depuis la révolution russe.
Qu’est-ce qui donne donc à l’Allemagne assez d’assurance pour jouer avec les idées révolutionnaires ? Elle fait comme les chimistes qui manient dans leurs laboratoires les substances explosives les plus dangereuses. On s’est trompé lorsqu’on a cru que ses militaires et ses diplomates répugneraient à traiter avec Trotsky et ses camarades. Non seulement ils ont négocié avec eux, mais encore ils se sont assis à la même table. La chute du tsarisme avait commencé par choquer et par alarmer chez Guillaume II et à sa cour des sentiments traditionnels. On s’est remis de ces inquiétudes.
Le fait, c’est que l’Allemagne se considère comme une citadelle monarchique et militaire sur qui la révolution n’a pas de prise. Elle envoie au dehors des poisons contre lesquels elle se regarde comme immunisée. D’ailleurs tout n’est pas faux dans ce calcul. Guillaume II, lorsqu’il se retourne vers son passé, peut admirer les progrès de son Empire vers la discipline. Dans sa chair elle-même, à laquelle il tient, il éprouve un sentiment de sécurité. Son grand-père, le premier empereur, avait encore subi les menaces et les attentats de l’anarchie. À une époque où étaient assassinés Sadi-Carnot, Mac-Kinley, Humbert 1ᵉʳ, les présidents de République comme le roi de l’Italie nouvelle, Guillaume II allait, venait à travers son Empire et à travers l’Europe, prononçait des discours extravagants ou provocants sans qu’il y eût seulement un fou pour le viser de son revolver. Depuis la guerre, dont il porte la responsabilité, comme chef suprême, pas une main qui se soit levée pour faire payer les flots de sang répandu. Propager chez les autres l’anarchie et la révolution et rester soi-même indemne, quelle situation privilégiée ! C’est ce sentiment-là qui inspire tant d’audace à la politique allemande en Russie.
Guillaume Il a même ses théoriciens qui démontrent que l’Allemagne impériale, en faisant la guerre, cette immense guerre, a été le grand agent du marxisme et qu’elle a avancé de cent ans l’évolution sociale de l’Europe. Là-dessus, Paul Lensch s’extasie. Plus de petite bourgeoisie, plus de petite propriété : la guerre tue cela et les prophéties de Marx s’accomplissent. Ainsi la révolution s’est faite sous les auspices de l’impérialisme allemand et le « grand soir » est arrivé. Que le prolétariat de tous les pays en rende grâces à Hinden-burg, à Ludendorff et à Guillaume II.
Ces contes-là prennent à Berlin. Ils prennent aussi à Petrograd et à Moscou.
Krieg ist Revolution… C’est un très vieux thème allemand. Les guerres de 1866 et de 1870 avaient été la révolution politique de l’Allemagne. Cette guerre-ci, c’est la révolution sociale. La révolution « comme je la comprends », aurait dit le chancelier Michaëlis. Cependant l’Allemand n’imprime pas sa vraie formule, sa formule secrète. Il se contente de se la répéter en se frottant les mains. « La guerre, c’est la révolution… pour les autres. Pour nous, c’est la consolidation de l’ordre existant. Befestigung des Zustandes. »
Quand on a ces idées-là, on peut faire de la politique dans la Russie décomposée.
5 juillet 1918.