Nos alliés les Anglais auront étonné le monde de bien des façons pendant cette guerre. En intervenant d’abord, à la stupéfaction de Guillaume II, du chancelier et du prince Lichnowski. Ces trois Allemands avaient le tort de n’avoir pas assez lu Voltaire. Grand ami et admirateur des Anglais, Voltaire avait prévenu qu’on ne pourrait jamais prévoir ce qui se passerait dans ces « têtes mélancoliques ». Seulement, disait avec force le disciple de « milord Bolingbroke », il y a une chose qu’il faut se rappeler toujours : le but de l’Angleterre « n’est point la brillante folie de faire des conquêtes, mais d’empêcher que ses voisins n’en fassent ». Les Anglais du vingtième siècle, pareils à ceux du temps de Voltaire, étaient tout occupés à une refonte radicale de leur société et de leurs institutions lorsque l’Allemagne est venue les rappeler à l’inébranlable tradition de leur politique.
Il faut admirer la résolution avec laquelle ils se sont donné une grande armée moderne : on a pu dire qu’ils avaient eu autant d’hommes hors de combat dans les batailles de la Somme qu’ils en avaient sous les armes au mois d’août 1914. Les Anglais ont fait cette chose étonnante, dont l’Allemagne n’est pas encore revenue, qui a consisté à passer non pas seulement de l’impréparation militaire, mais de l’absence de toute organisation militaire véritable à la formation d’une grande armée nationale moderne. Et ils auront fait cette autre chose, qui aura peut-être encore davantage surpris les observateurs, et qui a consisté à sortir de l’impréparation diplomatique la plus complète pour entrer dans une des plus grandes guerres politiques que le monde ait jamais vues.
Ce n’est pas le moment de rappeler par le détail les erreurs, les échecs et les déboires que la France, l’Angleterre et la Russie ont partagés tout particulièrement dans les affaires orientales pendant les six ou sept années qui ont précédé la guerre. Si la Triple‑Entente s’est distinguée, au cours de cette pénible période, ce n’a été ni par son énergie, ni par sa clairvoyance, mais par ses illusions. Elle acceptait tout, elle avalait tout, jusqu’aux affronts les plus désagréables : sa résignation ne servait d’ailleurs qu’à exciter les Allemands. Elle admettait la sincérité et la bonne foi d’adversaires qui ne songeaient qu’à abuser de son innocence. Malgré tant de sacrifices consentis à la tranquillité publique, la Triple-Entente n’a pas évité le conflit. Elle a prouvé qu’il n’était pas vrai que la paix fût assurée sur la terre aux peuples de bonne volonté.
La guerre une fois engagée, tant d’erreurs ne pouvaient cependant se liquider en un seul jour. Inutile d’insister sur les conséquences qu’ont eues des illusions tenaces, une fâcheuse persistance d’idéologies sans contact avec les faits et de sentimentalités terriblement surannées. Aujourd’hui, ces fautes se réparent à coups de canon. Et il y a, en Angleterre comme en France, une volonté très nette de ne plus les recommencer. Aucun pays ne peut se payer indéfiniment le luxe de se tromper, et, à la guerre, toute manœuvre politique qui procède d’une idée fausse se traduit par des cadavres. Beaucoup de sang français et anglais ayant coulé par l’effet de calculs insuffisants ou inexacts, eux‑mêmes venus de l’oubli des réalités, d’une méconnaissance presque systématique des problèmes et des intérêts européens, on a compris que c’en était assez, qu’il fallait enfin voir clair et introduire un peu d’ordre dans les esprits.
C’est ce qu’on a fait en France. C’est à quoi les Anglais se sont mis avec application. Comme nous, avant la guerre, obsédés par les questions de politique intérieure, les querelles de partis, l’illusion qu’un pays peut vivre pour lui‑même, sans s’occuper d’autrui, les Anglais, dans leur grande généralité, s’imaginaient qu’il suffisait de quelques formules et de quelques principes pour régler avec l’étranger les difficultés qui pouvaient se présenter. Sur l’un et l’autre rivage de la Manche, les deux démocraties, les deux Parlements se ressemblaient véritablement comme des frères. Et encore des souvenirs douloureux, une expérience quotidienne, un contact trop étroit avec la réalité allemande et la réalité européenne nous donnaient‑ils l’avantage sur les Anglais, si confiants et un peu cloîtrés dans leur isolement insulaire.
Ce n’est qu’à mesure que se développait cette immense guerre qu’ils ont compris ce qu’elle était, qu’ils ont compris ce qu’était l’Allemagne, qu’ils ont commencé à s’apercevoir, ‑ notion tout à fait nouvelle pour eux, ‑ que l’Allemagne n’était pas un État comme un autre, un État avec lequel on pourrait s’entendre comme avec un autre, une fois les questions litigieuses réglées les armes à la main.
Nous avons de nombreux témoignages du grand travail d’esprit qui se fait, en Angleterre, des réflexions qui surgissent de tous côtés à ce sujet. C’est surtout dans les revues anglaises, si variées et si vivantes, que l’on trouve le miroir des idées nouvelles qui mûrissent dans l’élite du pays. Ce qui préoccupe le plus, et avec raison, les Anglais qui prévoient et qui pensent, c’est la question de savoir ce que sera l’Allemagne dans l’avenir, quelles sortes de relations pourront exister avec elle après la guerre et sur quelles bases ces relations pourront être établies. Ce sont des « anticipations », comme dit Wells, qui y excelle, qui souvent s’abuse parce qu’il est plus facile de parler de la planète Mars que du Balkan, mais qui parfois aussi a du bon sens. Ces anticipations ne sont pas un mauvais exercice parce que, grâce à elles, une méthode et une doctrine s’élaborent. Là-dessus, nous pourrons, à l’aide de nos expériences antérieures, contribuer à éclairer nos amis Anglais sur le problème allemand.
La diversité des opinions est encore très grande chez eux. Comme pour un public à qui ces questions sont neuves, toutes les situations sont tour à tour examinées. Il y en a d’extrêmement radicales, comme celle du John Bull, qui restaure, même en l’aggravant, le système des traités de Westphalie. Il y a la suggestion, très politique, de la National Review, qui demande que l’Entente ne consente jamais à traiter avec le bloc de ses ennemis, ne commette pas la faute de reconnaître l’existence de l’association qui s’étend de Berlin à Constantinople. Et il y a encore dans la Nation, dont les tendances pacifistes sont connues et que la presse allemande met beaucoup de zèle à citer, une idée qu’il faut relever tout de suite pour la réfutation qu’elle appelle.
La Nation écrit qu’un certain nombre d’Anglais seraient de l’avis suivant : « Le système politique actuel de l’Europe, uniquement fondé sur la guerre, peut prendre fin dès que l’Allemagne sera disposée à ne plus faire d’objections à une solution des questions internationales par un arbitrage pacifique, ou bien par des négociations en commun, autour d’une table ronde. » Il nous suffira de rappeler ici un point d’histoire à la Nation et aux Anglais qu’elle inspire ou dont elle s’inspire.
En 1905, après l’affaire de Tanger, c’était l’Allemagne qui obligeait la France à comparaître devant le tribunal d’Algésiras. L’Allemagne, sans droit, avait exigé ce jugement, commis, comme on dit au Palais, cet abus de citation. Elle en fut d’ailleurs la victime. Non seulement elle perdit son procès, mais encore elle vit se former contre elle une véritable ligue, que le prince de Bülow voulut nommer alors ironiquement « la constellation très surfaite d’Algésiras », mais qui n’en était pas moins l’esquisse de la coalition d’aujourd’hui.
Depuis, pas plus en 1908-1909 (crise européenne de l’annexion de la Bosnie) qu’en 1914, l’Allemagne n’a jamais consenti à retourner devant un tribunal européen. Elle savait qu’elle y serait toujours en minorité. Et, c’est pourquoi, depuis lors, elle avait fait reposer toute sa diplomatie sur l’intimidation et la force des armes. Elle ne peut plus reparaître aujourd’hui autour d’une « table ronde » que pour y faire amende honorable et y subir la loi de l’Europe, à qui elle a voulu imposer la sienne. À cela, elle ne sera disposée que quand elle sera battue.
Battre l’Allemagne : c’est toujours à cette unique conclusion que ramènent les hypothèses que l’on envisage. Et la solution suggérée par la Nation conduit, comme toutes les autres, à reconnaître cette nécessité.
L’Action française, 29 septembre 1916