Les problèmes russes

Lorsqu’un monarque croit qu’il ne s’agit que d’une émeute, il faut au moins que son entourage l’avertisse qu’il s’agit d’une révolution. Bien des choses s’expliquent par le fait, aujourd’hui avéré, que Nicolas II a été abominablement trompé par les hommes à qui il avait eu le tort de donner sa confiance. Nous avons, à l’heure qu’il est, des détails circonstanciés sur les moments qui ont précédé l’abdication, dans le train impérial errant de gare en gare. Ces moments suprêmes offrent en raccourci l’histoire du règne tout entier.

Les bonnes intentions ne suffisent pas pour gouverner les hommes. Après Nicolas II, les idéalistes du gouvernement provisoire commencent à s’apercevoir de cette vérité. Mais il ne suffit pas davantage de se dire autocrate dans les papiers officiels et les proclamations publiques pour exercer l’autocratie. En réalité, Nicolas II, qui refusait de faire des concessions à la Douma, avait depuis longtemps laissé tomber l’Empire en quenouille, et, loin de gouverner par lui-même, il était manœuvré par ses vizirs, par ses maires du palais. S’il ne connaissait que par ces hommes‑là ce qui se passait en Russie, la catastrophe n’est pas difficile à comprendre.

La révolution était déjà un fait accompli à Petrograd, que Nicolas II ne se rendait encore aucun compte des événements. Mais, dira-t-on, il y avait des lettres vraiment pathétiques où, non seulement M. Rodzianko, président de la Douma, mais les chefs d’armée eux‑mêmes avaient averti le souverain qu’il n’y avait plus un moment à perdre ni une faute à commettre. Aucune de ces dépêches ne lui avait été remise, et son entourage les avait interceptées. Dans la nuit du 14 mars, c’est-à-dire quand la révolution était maîtresse de la capitale, le général Tsabel, commandant du train impérial, avait adjuré les trois ou quatre personnes qui chambraient l’empereur de lui dire la vérité. On objecta que le tsar dormait. À deux heures du matin, Nicolas II, s’étant réveillé, demanda des nouvelles à l’amiral Nilof. Celui‑ci répondit qu’il y avait des troubles sérieux, mais qu’en un ou deux jours il serait facile de les réprimer. Le général Voïéïkof renchérit. Il assura que sept cents chevaliers de Saint‑Georges accouraient à Tsarkoïé-Sélo, que l’empereur se mettrait à leur tête et rallierait l’armée qui marcherait contre la Douma. À ce moment, le général Tsabel survint et s’écria : « Sire, on vous trompe. Voici une dépêche qui enjoint au train impérial de rentrer à Petrograd. Elle est signée du lieutenant Grékof, commandant la gare Nicolas. » À ces mots, le tsar commença à comprendre. « Qu’est-ce que cela veut dire ? Une révolte ? C’est le lieutenant Grékof qui commande à Petrograd main‑tenant ? Le général Tsabel dut apprendre à l’empereur stupéfait qu’il existait un gouvernement provisoire du côté duquel 60 000 hommes avec leurs officiers étaient passés. Alors Nicolas II prononça les paroles qui contenaient le triste aveu de l’ignorance où, depuis trop longtemps, il était tenu sur le véritable état des esprits et des choses : « Pourquoi ne m’a-t-on pas dit tout cela plus tôt ? Pourquoi me découvre-t-on la vérité à peine maintenant, quand tout est fini ? »

Un chapitre se fermait. Et, quelques heures plus tard, s’en ouvrait un autre.

La scène n’est plus dans le train impérial. Elle est au palais de Tauride, dans la salle Catherine, le 15 mars. Devant une foule de soldats, de marins et de civils, M. Milioukof, au nom du gouvernement provisoire, expose le programme du « premier cabinet russe national ». Ce discours, avec les interruptions de l’auditoire, constitue un document politique extraordinairement précieux, car il annonce toutes les difficultés auxquelles les libéraux, portés soudain au pouvoir, allaient avoir à faire face.

À cette aurore des nouveaux jours, une opposition d’extrême-gauche commençait déjà à se montrer. L’union entre citoyens russes avait été le thème initial de M. Milioukof. De là, il était passé à l’union dans l’armée, à l’union nécessaire des soldats avec les officiers, et de premières « exclamations » avaient été poussées dans l’assistance. Il y avait eu des exclamations nouvelles lorsque M. Milioukof avait dit que le gouvernement provisoire ne voulait pas s’imposer au peuple, mais que la confiance de tous lui était nécessaire pour consolider la victoire du peuple. « Qui sont les ministres ? » avaient demandé des voix impatientes. Et M. Milioukof avait nommé d’abord le prince Lvof « qui est à la tête de tous les Zemstvos russes ». Des cris ironiques s’étaient fait entendre : « Les Zemstvos de privilégiés ! » Ici, l’orateur avait relevé l’allusion à la lutte de classes : « Vous parlez, dit-il, des forces sociales organisées par les classes privilégiées. Mais vous oubliez que ce sont les seules organisations qui permettront d’englober dans la suite les autres classes de la nation russe. » Point de vue d’un évolutionniste intelligent et d’un historien. Était-ce le point de vue d’une foule ?

Cependant, il fallait la calmer. Et M. Milioukof, parmi les ministres, lui nomma tout de suite M. Kerenski, travailliste. À ce nom, il y a des applaudissements. Il y a aussi des clameurs. Kerenski est donc déjà suspect ! Après le ministre de la Justice, celui des Affaires étrangères se désigne : on l’acclame courtoisement. Puis vient le nom de Goutchkof. Oh ! celui‑là, c’est un archi‑modéré, un octobriste, une sorte de réactionnaire. Son nom ne passe qu’avec peine. « Il a été mon ennemi politique, » dit M. Milioukof. « Votre ami, vous voulez dire ! » Mais Milioukof ne se laisse pas démonter. Il explique les services rendus par Goutchkof à la cause de la révolution. S’il en est ainsi, pour le moment, on laissera Goutchkof tranquille. Au tour d’un autre : le titulaire des Finances, Térechtchenko. Ce nom cause une surprise. Il ne paraît pas connu, « Qui est Térechtchenko ? » demandent des voix. Alors Milioukof explique : « C’est un nom qui a un fier retentissement dans le Midi de la Russie, mais la Russie est grande, il est difficile de connaître tous ses meilleurs citoyens. » C’est vrai : M. Térechtchenko est un grand industriel, un esprit distingué, ajoutons un ami de la France. Tout le monde le connaît à Kief. Mais la Russie est si vaste et si diverse ! Et déjà c’est le danger des autonomies et des séparatismes qui se dessine…

Voilà pour le ministère. Et le régime ? Il semble qu’on soit au Palais‑Bourbon, le 4 septembre, lorsque la foule interrompait Gambetta et lui criait impérieusement : « Et la République ? » Comme Gambetta, Milioukof, le 15 mars, était encore pour une transaction. Il annonce que le grand-duc Michel sera régent et que le petit Alexis reste prince héritier. « Mais c’est l’ancienne dynastie ! » s’écrie‑t‑on avec surprise. « Parfaitement, reprend Milioukof avec fermeté. Je n’ai pas, moi non plus, d’affection pour la dynastie. Mais il ne s’agit pas de ce qui nous plaît ou de ce qui nous déplaît. Il faut, avant tout, éviter la guerre civile. » Tout le monde sait le chemin parcouru depuis que ce danger naissant a été dénoncé au berceau de la révolution…

Le premier de ces tableaux historiques de la révolution russe fait comprendre en quoi a consisté la défaillance politique et mentale de l’autocratie. Le second montre que, dès la première heure, les hommes du gouvernement provisoire se sont rendu compte des difficultés de la tâche qui, d’un seul coup, est tombée sur leurs épaules. Lorsqu’ils étaient, il y a quelques semaines encore, dans l’opposition, ils avaient, pour tous les problèmes que pose le gouvernement de la vaste Russie, des solutions d’apparence séduisante. Il s’agissait, par exemple, de donner un home rule à la Pologne, à la Finlande, aux autres nationalités. Hélas ! l’Angleterre, depuis trente ans, en est encore à se demander comment elle l’appliquera à l’Irlande ! Les formules, à l’épreuve, ne se montrent pas d’une application si aisée.

Les hommes de bonne volonté qui sont au gouvernement provisoire cherchent à mettre leurs actes en accord avec leurs doctrines. Nous craignons qu’ils ne s’épuisent à cette besogne. Leur appel au pays est le signe de leurs inquiétudes. Pourtant, ils ne désespèrent ni de la vertu souveraine de la liberté, ni du patriotisme, ni de la raison du peuple russe. Par un compromis avec l’extrême gauche, ils s’efforcent de rétablir l’ordre et de créer un équilibre. Est‑ce la bonne voie ? Ont-ils le moyen de faire autre chose ? Ils sont juges de la situation. Mais, l’un des principaux reproches qu’ils peuvent, ‑ avec nous, ‑ adresser à l’ancien régime, c’est d’avoir laissé la Russie dans un désordre tel qu’en se suicidant il n’a même pas légué à ses successeurs ces parties solides sur lesquelles peut reposer un pouvoir nouveau et que, en pleine crise et en pleine guerre, tout est à créer.

Ah ! si Stolypine, qui avait prévu tant de choses, était là pour voir ce gâchis ! Et quelle doit être l’amertume de ses héritiers et de ses disciples, qui auraient pu tout sauver et que Nicolas II n’a même pas su appeler à son aide !

L’Action française, 12 mai 1917