Encore un krach. Encore une affaire soufflée qui se dégonfle et derrière laquelle on s’aperçoit qu’il n’y avait rien ou moins que rien et qui n’en a pas moins fait pendant quelque temps ce qu’on appelle de « hauts cours ». Il y a même d’heureux spéculateurs, ceux qui ont pris leur bénéfice à temps, et qui auront trouvé que cette affaire était excellente. Oui, mais les autres ? Car tout vendeur suppose un acheteur et tout gagnant un perdant.
On doit se demander, du reste, si nous n’entrons pas dans une période de dégonflement général après une période de sortilège et d’illusion.. O valeur or ! Que d’excès on a commis en ton nom ! Sous prétexte que des actions industrielles de premier ordre possédaient un actif considérable qui devait « sortir » un jour ou l’autre, toutes les actions ont monté, monté. Ce qui aurait passé jadis pour folie paraissait être la sagesse. On a acheté sans discernement. Et tel qui, jadis, ne voulait pas entendre parler d’autre chose que des obligations du Crédit Foncier ou des chemins de fer, s’est lancé à corps perdu sur les titres les plus extravagants.
Plus c’est loin, plus c’est beau. Plus c’est vague, plus la séduction est puissante. Des Mines de cornichons du Colorado trouveraient preneur. Mais la Colorado’s Pickles Mines Cy, on se l’arracherait. Si ce phénomène n’est pas tout à fait nouveau, il s’est développé depuis quelques années dans des proportions extraordinaires.
C’est en vain que M. Ford, le célèbre milliardaire (et milliardaire en dollars, non pas en francs à quatre sous), a donné des conseils pour faire fortune. On ne l’a pas cru. Pourtant ses avis n’étaient pas mauvais. D’abord, disait-il, n’écoutez jamais un « tuyau ». Rien n’est plus dangereux qu’un « tuyau ». Ensuite, si vous achetez des actions, choisissez de préférence celles qui donnent des dividendes depuis longtemps. Il y a la au moins une présomption de prospérité. Et sans doute, à ce compte, aucune affaire nouvelle ne se monterait. Mais le fait d’essuyer les plâtres entraîne des risques nombreux.
On a rendu l’inflation puis la stabilisation responsables de cette fureur spéculative qui s’est emparée du public. Mais le dollar n’a jamais été déprécié. Est-ce que sa solidité a empêché, aux États-Unis, une spéculation gigantesque ? Partout et toujours on a rêvé de s’enrichir et, peut-être plus encore, de ne pas rester en arrière de ceux qui s’enrichissaient rien qu’en donnant quelques ordres de Bourse. Pourquoi pas moi ? est le grand principe de ces booms. Ainsi on a vu jadis, en Hollande, une spéculation inouïe s’exercer sur les oignons de tulipe, jusqu’au jour où lesdits oignons, après avoir changé cent fois de mains, restèrent pour compte aux derniers acheteurs, les jardiniers eux-mêmes n’en voulant plus pour un florin parce qu’ils étaient desséchés.
S’enrichir est un rêve éternel. Mais il faudrait d’abord savoir ce que c’est que d’être riche. Tout bien pesé, être riche, c’est ne pas avoir d’ennuis d’argent… Or, on peut posséder une grande fortune et avoir des ennuis d’argent. Tout dépend des charges qu’on a, du train de vie que l’on mène. Tel qui habite un appartement de trois pièces a des finances plus enviables et plus saines que tel autre qui est affligé des frais de trois châteaux. Mais cette philosophie est bien peu efficace et n’empêchera jamais personne de courir après la fortune et de croire aux gisements de pickles dans le Colorado.
La Liberté, 9 février 1929